Autant vous le dire tout de suite, sans
tourner autour du pot. Nous avons dû
faire demi-tour. Je vous rassure: pas d’avarie, pas de problèmes de santé, tout
va bien à bord.
Juste une bête histoire de calendrier et de
vents contraires.
A Valdivia, nous avons pris du retard sur
notre planning à cause de nos ennuis de
moteur. Puis le vent s’est mis à souffler du sud. Sans discontinuer. Ce qui, quand
on est un voilier et que l’on veut aller au sud, pose un problème, en particulier
lorsque le vent est fort et la mer creusée. Puis nous avons dû attendre une fenêtre — nous appelons fenêtre le temps
qu’il nous faut pour franchir une distance donnée entre deux abris — pour
passer la Boca del Guafo. Puis nous avons avancé coûte que coûte, au moteur
contre le vent, pour arriver jusqu’à la Bahia Pink.
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Au moteur: contre le vent, ou par calme plat. |
Ce nom ne vous dit peut-être rien, mais
pour nous qui descendons vers le sud de la Patagonie, c’est l’endroit où nous quittons
l’abri des Canaux pour une sortie en mer ouverte d’environ 150 milles jusqu’au
Golfo des Penas.
Ha ! Le Golfe des Peines, le bien nommé !
Ici, les fonds marins remontent brutalement
de plusieurs milliers de mètres à quelques dizaines de mètres de profondeur. La
conséquence, c’est qu’en cas de mauvais temps, les vagues déferlent
dangereusement. Totalement déconseillé.
Sir Ernest n’avance pas vite et il lui faut
une fenêtre de 30 heures pour
franchir ces 150 milles. Et cette fenêtre nous a été claquée au visage par les
Dieux des vents patagons. “Revenez une
autre fois, voyageurs trop pressés. Revenez quand vous aurez du temps !”.
En effet, nous avons fait nos petits
calculs: attendre une fenêtre hypothétique — rien à l’horizon des 10 prochains
jours + descendre le reste de la Patagonie + faire le tour jusqu’à Mar del
Plata en Argentine... Impossible de caser toute cette route avant mi-avril,
sachant qu’on ne navigue que de jour, que les jours raccourcissent, que les
coups de vent vont nous obliger à des escales imprévues et que Thibault doit
rentrer en Europe à ce moment-là.
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Un bateau de pêche met un peu de couleur dans la grisaille. |
Les larmes aux yeux et le moral en berne,
nous avons fait demi-tour.
Et que croyez-vous qu’il advint ? Mais oui,
vous avez tout juste ! Le vent a tourné au nord. Trop fort pour nous permettre
de passer le Golfe des Peines, mais toutefois bien contrariant pour rebrousser
chemin.
Voici donc, en images, le récit de notre incursion
en Patagonie. Magique, magnifique, grandiose. On se sent tout petit et
drôlement privilégié, de naviguer dans ces eaux.
22 février — On entre en Patagonie après la
Boca del Guafo. Mouillage à la Caleta Valverde.
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Caleta Valverde |
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Un dédale de petites iles et d'îlots. Par où on passe, dis ? |
23 février — Route au sud à travers le
dédale des Canal Perez Norte et Sur. Mouillage
à Puerto Americano, lagon intérieur de toute beauté.
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Puerto Americano, l'espace et le silence. |
24 février — On tente d’avancer, le vent
est trop fort, on doit faire demi-tour. Mouillage à la Caleta Esteban. Deux petits
bateaux de pêche y ont trouvé refuge, et nous sommes surpris d’être accueillis
par Ruben, l’ermite bûcheron qui vit ici. Il nous fait les honneurs de sa
maison: une cabane pleine de courants d’air, dans laquelle il fait une chaleur
suffocante. Son potager ronronne, il
y cuit une mixture peu ragoûtante qu’il destine à ses chiens. Dit-il. Nous
signons son livre d’or — quelques feuilles volantes où les yates de passage ont inscrit leur nom et la date de leur visite.
Plus tard, Ruben nous apporte un poisson.
Nous lui offrons un paquet de café et deux citrons en échange. Il a fait une
belle affaire, il est ravi et nous sourit de toute sa bouche édentée.
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Caleta Esteban, excellent abri. Dehors, cela souffle tellement que nous avons dû rebrousser chemin. |
25.2 — Nous pouvons enfin descendre ce
fameux canal Errazuríz et jetons l’ancre, après plus de 45 milles, dans la
Caleta Jacqueline. Jolie plage de sable blanc, une cascade d’eau fraîche dans
le coin nord-est... sans les nuées de taons qui nous assaillent, on serait au
paradis.
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Une cascade d'eau douce pour refaire les pleins. |
26.2 — Encore une grosse journée, nous
touchons au but: la Bahia Pink. En route nous croisons deux voiliers qui ont pu
profiter du vent du sud pour franchir le Golfo de Penas. Nous passons la nuit à
la Caleta Millabú, au fond d’un fjord majestueux long de deux milles. Il nous
faut manoeuvrer plusieurs fois avant de trouver le bon coin où être bien
accrochés. Finalement, nous ne serons pas seuls: deux navires de l’Armada de
Chile viennent aussi s’installer là pour la nuit. Pas un cri d’oiseau, rien que
la cascade qui tombe de la montagne avec fracas.
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Cette Caleta Millabú a un petit air connu: on se croirait dans les Alpes. |
27.2 — Nous partons au lever du jour pour
tenter le passage vers le Golfo de Penas. Après vingt milles de navigation nous
sommes cueillis par 25 noeuds de vent de sud et une houle de 4 mètres. Dans ces
conditions, étant données les capacités de Sir Ernest, nous ne trouverons pas
d’abri avant l’arrivée du coup de vent de nord. Demi-tour. La porte de la
Patagonie vient de nous claquer au nez.
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Bahia Pink, le calme plat à l'intérieur. Mais 25 noeuds de sud au large. |
28 février et 1er mars — Deux nuits
arc-boutés dans le coup de vent, dans la Caleta Guianín, sous le vent de l’Isla
Larga, toujours dans la Bahia Pink. Il y a une salmonera plus loin, dont les
lumières brillent toute la nuit.
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La salmonera de la Caleta Guianín, le matin après le coup de vent. |
2 mars — Nous faisons la route à l’envers.
L’abri que nous visons est déjà occupé, des bout’s dans tous les sens barrant
l’accès de la caleta. Nous nous approchons: les propriétaires se terrent dans
le cockpit, au contraire de toutes les règles de courtoisie locale entre
voiliers de passage. On se croirait à Minorque. Détestable. Mais nous découvrons une caleta sans nom, et faisons la connaissance de d'Andrius et Jurgita, Lithuaniens à bord de Taura.
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Taura, croisé une première fois vers la Bahia Pink. |
3 mars — Caleta Nuevo. Nous nous y amarrons
sérieusement car un nouveau coup de vent est annoncé. Difficile d’y croire, le
ciel est clair, il y a du soleil et pas un louf. Mais... le baromètre est en
chute libre. En attendant, nous refaisons les pleins d’eau à la cascade.
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Si, si, le baromètre est en chute libre. |
5 mars — Le besoin de fuel se fait sentir
après tous ces milles contre le vent. Nous allons tenter notre chance à Puerto
Aguirre, un village de pêcheurs. Hélas: Petroleo
? No hay ! La bomba se rompió — Du fuel ? Y'en a pas. Enfin, plus exactement, je ne peux pas vous en servir, car la pompe est cassée.
Il y a bien un bateau qui devrait venir la semaine
prochaine pour réparer. Mais rien n’est sûr.
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Puerto Aguirre |
Nous allons donc tenter notre chance 70 milles plus loin, au nord-est. En route pour Puyuhuapi.